COUR D’APPEL DE PARIS

ARRÊT DU 12 JANVIER 2018

 

Non-renouvellement du bail commercial d’un café-hôtel.

Les consorts X. donnent mandat à Madame Johanna D. pour mettre en vente leur café-hôtel via sa société, la SARL SD Consulting.

Cette dernière trouve un acquéreur, son propre frère, Monsieur Robert D, qui acquiert via la SCI MORET dont il est le gérant.

La vente se signe en 2008 au prix de 398 000€.

En 2009, la SCI MORET décide de ne pas renouveler le bail commercial du locataire, la SARL Café Hôtel de Franche-Comté, en lui donnant congé. Cette SARL est gérée par Monsieur Lakhdar.

En cas de non-renouvellement, le propriétaire est tenu de payer une indemnité d’éviction au locataire.

Cette indemnité peut être fixée à l’amiable, ou par le juge en l’absence d’accord.

Faute d’accord amiable, un expert est désigné en 2010 pour évaluer l’indemnité d’éviction due à la SARL Café Hôtel de Franche-Comté. Cet expert dépose son rapport en 2012.

 

Comment se calcule l’indemnité d’éviction ?

D’après l’article 145-14 du Code de commerce, l’indemnité prend en compte :

  1. La valeur marchande du fonds de commerce, déterminée suivant les usages de la profession.
  2. Augmentée éventuellement des frais normaux de déménagement et de réinstallation.
  3. Ainsi que des frais et droits de mutation à payer pour un fonds de même valeur.

… Sauf dans le cas où le propriétaire fait la preuve que le préjudice est moindre.

 

Comment estimer la valeur marchande d’un fonds hôtelier ?

Estimer la valeur du fonds est la première étape pour déterminer l’indemnité d’éviction.

Sous réserve d’une exploitation rentable, le livre « Expertise Immobilière » aux éditions Eyrolles conseille un ratio compris entre 1 et 2,5 fois le CA TTC (3 pour un établissement vraiment exceptionnel).

L’appréciation se fera d’après la pérennité et les perspectives de l’affaire (emplacement, clientèle, équipe, état général/travaux, normes…).

D’après societe.com, la SARL Café Hôtel de Franche-Comté se porte plutôt bien :

CA café hôtel de Franche Compté 2

Soit un CA HT de 578 900€ ; la TVA sur l’activité « fourniture de logement » est de 10% ; le tarif pension / demi-pension bénéficie aussi d’un taux à 10%, sauf boissons alcoolisées. D’autres taux peuvent s’appliquer sur les services annexes.

 

Une indemnité d’éviction nettement supérieure à la valeur des murs ?

Tentons une estimation simplifiée pour les besoins de l’article :

  1. Nous retenons un taux moyen de 10%, soit un CA TTC de 636 790€ ; avec quelques alcools et services, nous sommes autour de 650 000€ TTC.
  2. L’hôtel bénéficie de perspectives correctes, sans être exceptionnelles : Paris intra-muros mais rue populaire/dégradée, clientèle bon marché, pas de personnel, ensemble vieillissant en apparence. Prenons un ratio intermédiaire de 2, cela donne une valeur de 1 300 000€.

https://bargain-expertise.fr/wp-content/uploads/2018/01/Photo-Google-Hôtel-Franche-Comté-Paris.jpg

 

L’idéal serait d’affiner en comparant des cessions de fonds sensiblement équivalentes et d’essayer différentes approches (règle du millième, RBE, cash-flows…).

Si nous estimons que le fonds vaut 1 300 000€ et rapporte 200 000€/an (à retraiter…), cela signifie que le futur gérant finance son affaire sur 7 ans environ, ce qui est la norme pour un fonds hôtelier et la plupart des entreprises.

Ajoutons à cela des indemnités accessoires (frais de remploi, trouble commercial…), pour un montant de 10% environ ; l’indemnité d’éviction pourrait être de 1 430 000€.

En l’espèce, la valeur du fonds semble nettement supérieure à la valeur des murs (vendus 398 000€)… ce qui semble curieux.

 

Les murs ont-ils été vendus en dessous de leur valeur ?

Essayons de reconstituer l’histoire :

Monsieur Lakhdar, gérant de l’hôtel souhaite se maintenir dans les murs. Pour ce faire, il recherche la nullité de la vente de 2008.

Il se rend compte suite à l’expertise de 2012, que les vendeurs, les consorts X, se sont « fait avoir ».

Spéculons rapidement à l’aide de quelques ratios : un hôtel avec un CA de 578 900€ doit pouvoir supporter un loyer de 15% HT/an soit 86 835€.

En estimant toujours aussi rapidement que le taux de rendement soit de 7%, cela donne une valeur vénale de 1 240 500€.

Evidemment, dans le cadre d’une expertise, il faudrait utiliser la méthode hôtelière pour reconstituer le CA et justifier le taux de rendement.

Toujours est-il qu’une approximation sommaire permet d’établir que le prix payé par l’acquéreur semble bien en dessous de la valeur de marché.

Monsieur Lakhdar alerte donc les époux X. Avant 2012, ils estiment que leur consentement n’a pas été vicié. Ils changent d’avis à la lecture du rapport.

 

La rescision de la vente pour cause de lésion.

« Si le vendeur a été lésé de plus de sept douzièmes dans le prix d’un immeuble, il a le droit de demander la rescision de la vente » – art 1674 du Code civil.

Sur une base de 1 240 500€, il y a lésion si le bien a été vendu moins de 1 240 500 * 7 / 12 = 723 625€. Nous sommes donc bien en dessous des 398 000€.

Seulement, l’article 1676 du Code civil est clair : « la demande n’est plus recevable après l’expiration de deux années, à compter du jour de la vente. ».

Les époux X. axent en conséquence leur action sur la vileté du prix (article 1658 du code civil) : la vente est nulle en présence d’un prix dérisoire. Même problème que pour la rescision : l’action est prescrite, cette fois après 5 ans.

 

Vendre à un membre de sa famille : un dilemme éthique, pas juridique

Les époux X. dénoncent aussi le conflit d’intérêt qui existe entre le mandataire et l’acquéreur, frère et sœur.

« Suivant l’article 1596 du code civil, les mandataires ne peuvent se rendre adjudicataires (acquéreurs), sous peine de nullité, ni par eux-mêmes ni par personne interposée des biens qu’ils sont chargés de vendre ».

Mais l’interprétation de cet article est stricte : ce n’est pas Madame D. qui achète mais son frère, par le biais d’une SCI.

 

Vente à un prix dérisoire : une tromperie, un dol ?

« Le dol est le fait pour un contractant d’obtenir le consentement de l’autre par des manœuvres ou des mensonges. » – article 1137 du code civil.

Les époux X. mettent aussi en avant les éléments suivants :

  1. La surface indiquée dans le mandat n’est pas la bonne : 201,54 m² au sol au lieu de 586,81 m².
  2. Le prix, dérisoire, a été fixé par le mandataire.

Ce à quoi la Cour répond : « le vendeur est réputé connaître tant la valeur vénale de son bien que sa superficie« . Les vendeurs « ne pouvaient ignorer qu’ils mettaient en vente un hôtel de 42 chambres sur plusieurs étages ».

D’ailleurs, le DPE (diagnostic performance énergétique), normalement réalisé avant la mise en vente, mentionne la superficie du bien étudié et aurait du les éclairer.

 

les époux X. auraient du faire évaluer leur bien par un expert indépendant.

L’âge et l’éloignement n’excusent pas une certaine légèreté des vendeurs.

En « bon père de famille », vu les sommes en jeu, ils auraient du solliciter plusieurs avis voir commander une expertise immobilière.

A défaut, c’est qu’ils maîtrisaient l’évaluation de la valeur vénale de leur bien.